De ma naissance jusqua l'age de 12 ans
TOLÉRANCE ET FRATERNITÉ
(Qu'êtes-vous donc devenues?)

Un pan de vie

De ma naissance jusqua l'age de 12 ans TOLÉRANCE ET FRATERNITÉ (Qu'êtes-vous donc devenues?)

Ecrit par l'Ordissinaute claudLo

Je suis né au Maroc en 1938, pays alors sous protectorat français. Mes parents, originaires d'Oran/Algérie avaient une ferme perdue au fin fond du bled : il fallait 1h30 de piste puis de route pour rejoindre la ville la plus proche,
PORT-LYAUTEY, aujourd'hui KÉNITRA.

Nous étions vraiment isolés et vivions en autarcie, seuls Européens à 100 km. à la ronde.

Mon papa analphabète était d'une intelligence supérieure à la moyenne et maman, très cultivée, était une dévoreuse de livres (elle m'a transmis sa passion). Ce couple improbable, disparate, a été pour moi le symbole de l'amour.

Une trentaine d'ouvriers, tous Marocains, s'investissaient dans l'exploitation de la propriété. Un douar avait été conçu pour les accueillir et les loger, situé à 500 m. environ de notre maison, bâtie sur pilotis pour nous protéger des dégâts des crues de l'oued qui serpentait à quelques mètres en contrebas.

Le hasard a fait que, le jour même de ma naissance, venait au monde au douar un petit RAHAL... Selon ce qui m'a été rapporté, nos deux mamans étaient des amies très proches et très espiègles, comme on peut l'être à 25 ans (leur âge).

Très souvent les deux bébés partageaient le même petit lit, soit chez nous, soit chez eux. Peut-on imaginer aujourd'hui une telle confiance entre deux familles de confessions différentes ?

C'est ainsi que RAHAL et moi avons grandi ensemble avec d'autres enfants marocains ; il a donc fallu, étant le seul Européen, que je me fonde dans la masse, que je pense et m'exprime en arabe (n'arrivant pas à prononcer Claude, pour tous, j'étais CLOTI).

Quelques jours avant ma naissance, maman avait recueilli une orpheline de 12 ans, répondant au nom de MIMOUNA et l'avait installée dans la chambre qui m'était réservée. Elle ne parlait pas un mot de français... vers  l'âge de 3 ou 4 ans, dès que j'ai commencé à comprendre, elle me racontait, en arabe bien sur, des histoires de magie, de sorcières... Aïcha Candicha, née de l'oued pour enlever les petits enfants... Quand elle estimait que j'avais trop peur, elle se glissait dans mon lit pour me rassurer. Je m'endormais dans ses bras, heureux. Jusqu'à l'âge de 12 ans (elle en avait alors 24), je l'ai considérée comme ma seconde maman.

Elle s'est mariée et nous l'avons perdue de vue, c'était ma nounou et, aujourd'hui encore, elle est dans mon coeur, faisant partie de mes beaux souvenirs d'enfance.

Mais reprenons le fil de mon histoire...

Nous étions une bande de petites canailles, de 4 à 10 ans environ, à moitié nus en permanence, jouant et nous baignant à longueur de journée dans l'oued, notre terrain de jeu favori.
Une fois par semaine, ma maman et celle de RAHAL venaient nous rejoindre "armées" d'un gant de toilette et d'un "savon de Marseille", nous savions ce qui nous attendait !!! Décrassage de la tête aux pieds, un à un puis, jetés à l'eau sans ménagement en guise de rinçage... rigolade générale.
Quand le dernier était passé, sur un signe de connivence, à notre tour, nous nous précipitions sur les deux mamans qui jouaient le jeu et, se laissaient jeter à l'eau ; ces moments de joie collective n'avaient pas de prix. Un observateur "aiguisé" aurait été incapable de nous différencier.
RAHAL et moi étions inséparables, le temps passait et, avec lui, les plus belles et insouciantes années de ma vie.
Chaque année, pour le réveillon de Noël, mes parents invitaient la petite bande à venir partager nos agapes (maman veillait à ce qu'il n'y ait pas de porc au menu), elle leur racontait en arabe l'histoire du Père Noël d'origine païenne mais éludait les questions sur la crèche. Peu avant minuit, maman mettait un verre de lait sous le sapin, c'était le moment que nous attendions tous, on nous envoyait dans ma chambre en nous recommandant le silence... nous nous blottissions les uns contre les autres, essayant de percevoir avec appréhension le moindre bruit... au bout d'une vingtaine de minutes (une éternité), papa avec sa grosse voix, frappant dans ses mains, disait... "vous pouvez sortir le papa Noël est passé". C'était la ruée, et comme chaque année, cette montagne de boites enrubannées s'offrait à nos yeux éblouis.

Maman distribuait panoplies, baigneurs, poupées et autres jouets en bois... l'émerveillement était palpable sous les yeux humides de papa et maman, enlacés.
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Toutes les bonnes choses ont une fin : à l'âge de 6 ans, l'école est obligatoire pour les petits Français.

Quel autre choix que l'internat pour moi (pour mémoire, la ville la plus proche était à 1h30) ? Pouvez-vous imaginer ce presque bébé, sauvageon ne connaissant que la griserie de la vie en liberté, confronté ex-abrupto à la civilisation et à ses contraintes, arrivant avec son trousseau flambant neuf, et devant apprendre la discipline. Le simple fait de lacer ou délacer mes chaussures devenait un Himalaya à franchir... quant à faire mon lit tous les matins, c'était le désarroi total.
Le ""FRANCARABE"" que j'étais ne comprenait pas toujours bien en classe, et pour cause...

Cette première année fut un calvaire, des nuits à pleurer, tout me manquait : maman, papa, ma petite bande, mon oued et RAHAL.

À chaque vacances, je retrouvais mon univers, un bonheur indicible et... RAHAL qui, invariablement, m'attendait sous l'olivier devant la maison. Nous allions nous réfugier dans ma chambre, il me saoulait de questions, il voulait tout savoir... nous étions tellement heureux de nous retrouver.
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Les années passaient, école, internat, vacances. et chaque fois, RAHAL sous l'olivier. Plus nous grandissions et plus notre amitié nous devenait précieuse, indispensable.

La petite bande s'amenuisait régulièrement... dès 12,13 ans, les garçons devaient travailler aux champs ou devenaient bergers... les filles étaient soit engagées comme "bonniches" soit  mariées à de riches fermiers arabes.

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À 12 ans, en entrant au collège, je changeais d'internat...

Un autre monde... on redevient petit parmi les grands, avec tout ce que cela suppose de brimades et de harcèlements.

Cette année là, comme d'habitude pour les grandes vacances, mes parents étaient venus me chercher en voiture. Sur le chemin du retour, je les sentais perturbés, pas un mot n'était échangé, probablement une querelle d'amoureux ; pour détendre l'atmosphère, j'ai sorti mon harmonica et joué longtemps.

Arrivés à la ferme, RAHAL n'était pas sous l'olivier ; je suis sorti de la voiture et j'ai couru vers le douar... j'ai vaguement entendu  maman crier "attends mon chéri on a quelque chose à te dire", mais j'étais déjà loin. Devant la maison de RAHAL, sa maman m'attendait, elle me prit dans ses bras si doux, de grosses larmes coulaient sur son visage... "où est RAHAL ?" demandais-je, m'adressant à son père, le grand-père de mon ami, surnommé le "chibani", vieux en arabe, un homme qui imposait le respect dans la communauté...

Il avait fait le pèlerinage à la MECQUE et avait droit au titre de HADJE : "dis-lui, toi, papa, moi je ne peux pas".

Le chibani me fit asseoir près de lui sur le tronc d'arbre qui leur servait de banc, et parla..."RAHAL nous a quittés" ; je le coupais : "oui...mais il va revenir ...et quand ?" ; dans mon esprit, il avait dû être embauché à je ne sais quoi.

Le chibani me serra un peu plus fort contre lui et m'avoua, des sanglots contenus dans la voix..."RAHAL est mort, on ne sait pas de quoi... beaucoup de fièvre... pas de médicaments... pas de docteur... hôpital trop loin... ton papa l'y a conduit mais c'était trop tard.
Il est enterré près du jujubier dont vous mangiez les fruits. Tu sais, CLOTI, la loi est immuable pour tous, nos corps doivent être rendus à la terre, par contre, notre
esprit demeure... RAHAL est là, il nous entend mais il ne peut pas nous parler, toi tu le pourras à chaque fois que tu en ressentiras le besoin.
RAHAL existe maintenant sous la forme d'une bulle que seules nos pensées maintiendront en vie."

Je suis resté longtemps blotti contre la poitrine du chibani, prostré,assommé, hagard, confronté pour la première fois à la mort, j'avais 12 ans ; j'en ai, au moment
où j'écris ces lignes, 78, cela fait donc 66 ans qu'il ne se passe un jour sans que je n'alimente la "bulle" de mon ami.

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Au lendemain de la tragédie de NICE, j'étais, à l'image du monde, abasourdi !!
Je me suis adressé à
RAHAL : "Je suis en colère, comment peux-tu m'expliquer que certains de tes congénères qui ont été accueillis par la meilleure mère du monde, LA FRANCE,
puissent se retourner contre elle et assassiner lâchement ses enfants, en se réclamant d'un Dieu qu'ils disent grand ?"
À cet instant, je ne sais sous quelle influence, la rage, l'immense chagrin ou ma logique
défaillante, mais j'ai ressenti un fluide glacial envahir
mon corps... c'était à devenir fou, était-ce RAHAL qui me manifestait son incompréhension ? Sa douleur ? Sa honte ?

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Mon ami RAHAL, je sais qu'aujourd'hui, il n'y a plus que moi pour alimenter ta bulle ; le jour où normalement, j'en deviendrai une à mon tour, la tienne
devrait disparaître à jamais.

Alors, nous qui avions fait de la tolérance et de la fraternité notre Dieu commun, je lui demande d'être magnanime et de nous accorder un petit délai pour que
nous puissions une denière fois nous serrer dans
nos bras.

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                               ÉPILOGUE

Mon espoir, à la conclusion de ce récit, serait
que la théorie sur l'évolution des espèces, émise par
Charles DARWIN, puisse se vérifier, afin que nos générations à naître soient en mesure de s'adapter
à ce monde cruel et sans foi qui les attend.

                                                        Cl Lopez